par Ariane Fairlie
À la moitié du XVIIe siècle, l’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée par les peintres et sculpteurs de la cour royale, établit une hiérarchie des genres dominée par la peinture. En 2015, après l’investiture du Premier ministre Justin Trudeau, sa ministre de l’Héritage canadien Mélanie Joly fait du « digital » son cheval de bataille avec pour priorités la dissémination de contenus canadiens sur les plateformes digitales et le développement des industries de l’art digital. Or comment tout en étant l’un des médiums artistiques les plus anciens, la peinture, animée par des enjeux d’évolution et de progrès, peut-elle être insérée dans un discours contemporain de l’art à l’ère digitale ? Cette question est explorée par les artistes Gabriela Avila-Yiptong et Florence Yee.
Yee et Avila-Yiptong ont toutes deux complété leurs baccalauréats en beaux-arts, soit une formation où l’importance de la peinture est sans cesse renforcée à travers le canon de l’histoire de l’art. Elles étaient toutes deux similairement attirées par la peinture de paysage, une tradition typiquement canadienne, bien avant leur investissement dans le domaine académique de l’art. Cependant, elles ont également observé que les discussions entourant leurs productions à l’université, notamment dans le contexte d’expositions et de critiques, débouchaient invariablement sur un discours racisé bien qu’elles ne se soient pas spécifiquement basées dans ces situations sur leurs identités raciales.
Elles ont toutes deux choisi de répondre à ce problème différemment.
Ayant majoritairement abandonné la peinture de paysage, le travail de Yee affronte et subverti les attentes que l’on se fait des discours de l’Asie de l’Est en Amérique du Nord à travers une lentille dérivant des études décoloniales et féministes, ainsi que de la critical race theory. Yee insère son identité cantonaise-canadienne/québécoise dans le discours avec une grande habileté conceptuelle et non sans humour. Ce faisant, elle fait des clins d’œil aux personnes partageant une expérience similaire à la sienne à travers la mobilisation d’indices visuels et d’items communs qu’elle emploie et incorpore dans son travail.
Avila-Lipton, par contraste, crée ses œuvres avec pour intention de détourner l’attention de son public des enjeux de culture et de race. Son travail s’articule autour de ses expériences propres de la nature, soient-elles visuelles, émotionnelles ou psychologiques. Ce détournement fait que l’occurrence d’un discours racisé se rattachant à son travail dénote d’une insistance d’autant plus flagrante. Par ailleurs, cela lui permet aussi de tenir ces conversations à une échelle plus personnelle qui lui est préférable. L’artiste fait usage de l’ambiguïté de son travail pour expérimenter avec sa propre autonomie, elle se permet notamment de diriger les discussions entourant son travail artistique vers les enjeux du sublime et des expériences humaines de la nature.
Les deux artistes s’intéressent à insérer leurs expériences personnelles dans le médium de la peinture. Le manque de représentation de communautés marginalisées dans la peinture, ainsi que la reconnaissance des contributions aux facettes multiples que font ces mêmes communautés au médium, sont par ailleurs des problèmes urgents et contemporains. Il est bien connu effectivement que des hommes blancs ont toujours dominé la peinture et qu’ils continuent encore aujourd’hui. Picasso, célébré en génie malgré ses pratiques d’exploitation raciale abusives et exoticisantes, fait l’objet d’une exposition majeure au Musée des beaux-arts de Montréal en ce moment même. Son exposition à la Tate Modern de Londres a ramené presque le double de profit par billet en comparaison à une rétrospective consacrée à artiste femme montrée au même moment[1]. Nous faisons face à des partis pris manifestes à l’échelle internationale comme à celle locale.
La peinture porte une histoire longue et problématique. Pourtant, ce médium interpelle les deux artistes présentées. Pour Avila-Yiptong, la peinture est tellement privilégiée en tant que médium, que même celles/ceux qui sont entièrement profanes en histoire de l’art peuvent s’y rattacher. Chez Yee, la pratique de la peinture est un moyen de subvertir l’histoire même du médium, notamment par l’insertion d’images émanant de son identité culturelle dans le discours. Yee et Avila-Yiptong manipulent le médium comme instrument à leur propre avantage, propulsant simultanément la peinture dans le futur.