par Nima Esmailpour
Prises avec une expression faciale neutre. Puis, suivant immédiatement : les yeux ouverts et clairement visibles ; la bouche fermée, pas de sourire. Comment devons-nous comprendre ces photos de passeport qui sont aussi des « preuves d’identification », lorsqu’on exige qu’elles soient prises sur un fond blanc ou de couleur pâle ? Plus encore, que signifie ce rappel du « teint naturel » qu’elles doivent représenter pour des personnes racisées en attente d’un statut ? Et si nous portions soudainement attention à l’illusion de neutralité que trahit ce vocabulaire ; à l’exigence d’un fond neutre qui détache le sujet de son passé et comment son « teint naturel » a été représenté ?
Majorité invisible inverse la logique autoritaire qui astreint les groupes racisés au statut de « minorité visible » et leur assigne le droit d’être visibles - une visibilité acquise contre l’invisibilisation forcée du regard blanc colonisateur. Cette série de dessins dénonce ainsi un préjugé raciste qui efface en l’étouffant l’expression légitime par ces communautés d’un sentiment de deuil et d’indignation. En exagérant les expressions faciales de ses sujets, Shabnam Zeraati détache leurs traits de l’arrière-plan et crée un contraste saisissant, mais ses sujets semblent néanmoins ancrés dans une précarité qu’ils.elles partagent.
Les nombreux bateaux de papier qui composent l’exposition évoquent à leur tour la résilience des expériences migratoires ; entre ces plis, patiemment formés à la main, les dépossessions de ces sujets se logent. Les dessins de Zeraati peuvent être lus en continuation avec les contributions précédentes de l’artiste. Dans Assemblée générale des actionnaires (2014-2015), des figures anthropomorphiques semblent lutter avec un sujet humain qui s’efface dans un arrière-fond blanc, au cœur d’un décor présumément bureaucratique. Dans You Look Worn Out (2013), ces mêmes officiels bureaucratiques deviennent des figures à tête animale éreintées par une assemblée anonyme.
L’écart entre ces figures et l’abîme blanc contre lequel elles se détachent traverse l’œuvre de Zeraati comme un rappel constant de l’apathie avec laquelle nous comprenons la souffrance d’autrui. Majorité invisible crée un imaginaire diasporique ancré dans l’expérience de la perte et de l’aliénation, ramenant au premier plan la violence historique vécue par les personnes racisées et les communautés autochtones.
1 Nous empruntons le titre d’un recueil de poèmes de Vivek Shraya. Shraya, Vivek. Even this page is white. Vancouver: Arsenal Pulp Press, 2016.
2 Les passages en italique sont tirés de ce site: http://www.cic.gc.ca/english/passport/apply/photos.asp
Nima Esmailpour est un historien de l’art et éducateur vivant à Montréal. Il détient une maîtrise en art et politique de Goldsmiths, University of London et poursuit présentement un doctorat dans le département d’histoire de l’art à l’Université Concordia. Sa recherche examine les changements dans la production artistique permis par les (trans)formations discursives et institutionnelles au Moyen-Orient. Nima est co-fondateur de Taklif.
Traduit de l’anglais par Corinne Lajoie