Les règles du jeu sont simples. Un enchevêtrement de baguettes de bois orne le centre de la table. À tour de rôle, les joueurs doivent retirer une baguette, sans déplacer les autres. Tant que tout demeure immobile, le joueur qui s’exécute a le champ libre et retire autant de baguettes que possible. Dès que le moindre élément tremble, c’est alors au joueur suivant. On a parfois l’impression que c’est à une partie de Mikado que se livrent sadiquement nos dirigeants. Les joueurs réunis autour de la table appartiennent aux mondes municipal, provincial et fédéral. L’un après l’autre, ils se livrent à un exercice délicat et méthodique : retirer des fonds ici, réduire une enveloppe budgétaire là. Tant que rien ne bouge dans le fragile milieu culturel qu’ils amputent graduellement, ils peuvent poursuivre. À la fin de la partie, la table sera vide. Qui avait fixé les règles du jeu et pourquoi les avons-nous acceptées? Il sera peut-être trop tard pour se poser la question.
C’est dans cet axe de réflexion que s’inscrit Cuts make the country better. Loin de prôner le statu quo, le projet fait de l’enjeu des conditions d’existence de l’art le cœur de son propos. De quel type de financement l’art a-t-il besoin pour se développer et exercer ses fonctions premières? Et par extension, inévitablement, surgit un second enjeu tout aussi essentiel : quelles sont cesdites fonctions premières?
C’est une réponse en acte qui se déploie entre les murs d’articule pour la durée de l’exposition. Aux vidéos et documents présentés dans l’espace viennent s’ajouter des projections spéciales, la publication d’une revue, des échanges formalisés, des rencontres improvisées. Toutes ces stratégies et tactiques visent à créer une discussion autour de thèmes tels que les conditions de pratique des artistes, le fonctionnement des centres d’artistes et des lieux d’art, les trajectoires individuelles et collectives, l’autonomie de l’art. Il faut préciser que cette occupation de l’espace d’exposition n’est pas une fin en soi. Il ne s’agit pas de la présentation publique des résultats d’une enquête que les artistes auraient menée de leur côté et sur laquelle ils souhaitent nous entendre rétrospectivement. Au contraire, elle est un moment d’un processus plus long qui se poursuivra dans le temps et dans plusieurs espaces, et auquel nous sommes conviés à contribuer activement. Cette démarche à la fois expérimentale et processuelle affirme par son mode opératoire l’importance de tourner le miroir vers soi. Si des règles sont imposées de l’extérieur, nous sommes forcés d’admettre que certaines règles sont aussi installées et pérennisées de l’intérieur. Interroger nos façons de faire habituelles et les cadres que nous nous fixons, il sera aussi question de ça.
Pour amorcer la réflexion, Edith Brunette et François Lemieux ont réalisé à l’automne 2014 des entretiens vidéo avec des artistes et travailleurs culturels des Pays-Bas. « Cuts make the country better », on doit cette citation au premier ministre néerlandais, Mark Rutte, dont le gouvernement de coalition n’a pas mis de gants blancs lorsqu’est venu le temps de mettre en place des mesures d’austérité. En 2011, des coupes drastiques du budget des arts et de la culture ont été annoncées, obligeants de nombreux organismes culturels à réviser complètement leur mode de fonctionnement, poussant même certains à mettre la clé sous la porte. Le budget des bourses de soutien à la création a été réduit de moitié, tout comme celui de la Mondriaan Foundation, un important organe de financement dont le mandat est de soutenir la production et la visibilité locale et internationale de la production artistiques néerlandaise. Le manque d’organisation du milieu culturel est alors tristement apparu au grand jour. Tous s’entendaient sur la nécessité de réagir, mais peu de positions communes ont pu être identifiées.
Examiner les conditions d’existence de l’art par une discussion active entre les acteurs du monde de l’art des Pays-Bas et du Canada, voici donc le parti pris de cette exposition. Remettre en cause les règles qui régissent nos rapports aux institutions étatiques, mais également les règles internes qui, bien que souvent rassurantes, se posent à maintes occasions comme limite de nos actions individuelles et collectives, cela pourrait s’avérer primordial pour assurer la survie de notre milieu. La partie n’est pas gagnée d’avance, mais il semble que le temps est venu de quitter le mode défensif pour passer à l’action et imposer davantage notre style de jeu.
Texte de Josianne Poirier