Par les temps qui courent, les questions migratoires et le déploiement des forces de l’ordre frontalières occasionnent drames et tensions bien réelles. Les discours provocateurs et xénophobes de Donald Trump tout comme l’ampleur de la crise humanitaire des migrants en Europe – qui divise le continent sur la réponse à fournir pour remédier à cette situation d’urgence – ne sont que quelques exemples actuels sur lesquels se des-sine un portrait politique et social mondial plutôt sombre.
Plus près de la réalité canadienne, même si cela fait presque dix ans déjà, Un oeil sur la planète diffusait en 2006 son topo intitulé « Pourquoi le Canada fait-il rêver ? ». Révélant aux Canadiens une facette de l’image de leur pays projetée à l’étranger, cette émission télévisée de géopolitique française, reconnue pour le sérieux de ses reportages critiques sur des pays ou zones géographiques, mettait en lumière le processus d’immigration avec ses succès et ses revers. Quoiqu’il ait donné le jour en 2014 à la con-troversée loi C-24, le Canada établi à coup de vagues migratoires, jouit
encore aujourd’hui de cette réputation de terre hospitalière à l’échelle planétaire. Or, cette loi cristallise la plus importante réforme en matière migratoire au pays depuis les années 1970 qui resserre les conditions d’admissibilité aux demandeurs de citoyenneté.
Liée à ces critères à combler face à l’autorité gouvernementale de Citoyenneté et immigration Canada, l’installation sonore et participative
Silent Citizen (2014) de Bambitchell – duo d’artistes torontoises composé de Sharlene Bamboat et d’Alexis Mitchell – met en exergue le test de langue nécessaire à l’obtention de la citoyenneté pour les individus âgés entre 14 et 64 ans. Cette preuve de compétences linguistiques, d’expression et de compréhension orales, a d’ailleurs été revue et raffermie dans la foulée des nouvelles mesures de la loi C-24. Bambitchell détourne le test pour lui donner l’allure d’un karaoké, une vision pop mais critique de ce divertissement devenu ici examen. Servant à questionner à la fois les mécanismes menant à la citoyenneté, l’oeuvre souligne l’absurdité des vidéos officielles qui promeuvent les règles migratoires au Canada ainsi que les outils de mesure du degré d’efficacité des individus.
Par la simulation d’un test qui prescrit aux participant-e-s le rythme à suivre et les mots à dire en temps réel, Silent Citizen souligne la force du langage, et les moments de silence, comme des moyens de conditionner et de façonner les êtres humains. Elle traite également de la langue mise à profit autour d’une cause commune, la nation, comme outil de grande puissance, souvent dévastatrice, lors de la colonisation et sa participation au façonnement d’un tissu social plus homogène. Les voix des partici-pants, mises ici à l’épreuve du jeu, sont enregistrées et seront tour à tour juxtaposées au gré des examens entrepris de manière à créer la caco-phonie, une homogénéité ratée.
Cette oeuvre prend un sens d’autant plus complexe une fois présentée à Montréal dans un contexte où la fragilité du français se retrouve souvent au coeur des débats linguistiques. L’une des questions du test, faisant partie de celles réellement posées, met en perspective la Loi sur les langues officielles assurant l’usage et la reconnaissance du statut égali-taire du français et de l’anglais tant au Parlement que dans les cours fédérales. Une équité chancelante et surtout sur papier diront certains.
Plongée au coeur d’enjeux identitaires sérieux et souvent déchirants, l’oeuvre de Bambitchell nous convie le temps d’un jeu à examiner avec dérision la machine gouvernementale en matière migratoire. Elle nous fait expérimenter l’imposition de la parole et du silence, tirée par les ficelles du pouvoir, dont les modalités ici risibles ont pourtant un impact réel sur les individus ; des modalités souvent arbitraires qui appellent au conditionnement peu importe les changements dont elles sont l’objet.