La dernière itération de l’installation Terra dos Chinês Curio Shop (2011-en cours)[1] de Karen Tam se penche sur les confluences diasporiques, examinant les mouvements transnationaux de corps et de produits de consommation, et déconstruisant les manières dont elles façonnent les connotations culturelles et le vécu quotidien. Dans ce magasin de curiosités réimaginé, un amalgame d’antiquités trouvées ou « contrefaites », de chinoiseries et d’articles ménagers (assiettes en porcelaine, bols, boîtes de baguettes) sont placés aux côtés de vases, de plateaux, de lanternes et de découpages faits main par Tam à partir de polystyrène, de savon ou de papier mâché. Cet assortiment joue avec l’identité et l’appartenance culturelle chinoises qui leur sont supposées, poussant celle qui regarde à remettre en question leur authenticité et à défier la domination de l’héritage du regard orientaliste.
L’installation s’inspire des grands comptoirs de curiosités érigés dans les quartiers chinois au début du 20e siècle, rappelant la configuration de ces anciens centres commerciaux, et révélant leur relation avec l’historique des discriminations raciales et les politiques de revitalisation urbaine mises en place pour « gérer » les populations immigrantes. Suite à l’abrogation de la Loi d’exclusion des Chinois en 1947, ainsi qu’aux changements apportés à la Loi de l’immigration (l’introduction du système de points en 1967 a fait augmenter le nombre d’immigrants d’Asie et d’Afrique au Canada), la politique d’aménagement urbain visant à redynamiser les quartiers chinois s’intéressait surtout à la commercialisation nord-américaine de la culture chinoise, plutôt qu’aux besoins de la communauté en question.[2] Les curio shops s’inscrivaient au cœur de ces efforts. Proposant un amalgame d’objets d’art, de vêtements, d’ustensiles de cuisine et divers articles d’usage quotidien à vendre, ces magasins étaient conçus pour se substituer en tant que signes d’authenticité culturelle pour la consommation des Blancs. Comme beaucoup d’autres exemples d’architecture vernaculaire trouvés dans les quartiers chinois, le curio shop est une appropriation, un lieu où l’authenticité culturelle est devenue un leurre à vocation lucrative.
Décontextualisées dans l’espace de la galerie, les marchandises étalées dans le « magasin » de Tam parodient les tentatives visant à rendre « l’Autre » asiatique plus présentable. Les distinctions entre les objets faits à la main par Tam et leurs matières d’origine sont souvent extrêmement subtiles. Par exemple, une collection de vases en papier mâché, confectionnées avec minutie, s’apparente à la porcelaine emblématique bleue et blanche. Les vases « contrefaits » font allusion à la chinoiserie, un style artistique popularisé aux 17e et 18e siècles en Europe. En s’appropriant à la fois des propriétés matérielles et décoratives des artéfacts est-asiatiques, les artisans européens ont créé les tropes qui continuent à façonner la manière dont les cultures asiatiques sont perçues par l’Occident.[3] Jouant avec cette trope de l’imitation en subvertissant la matérialité des objets, Tam met en scène de manière critique la façon dont la chinoiserie continue à circuler à travers un vaste maillage d’échanges commerciaux, de critères esthétiques et de construction de sens.
Comme la plupart des autres œuvres de Tam, Terra dos Chinês Curio Shop localise les complexités des rencontres transculturelles. À Montréal, une ville tout aussi fière de son multiculturalisme que de son identité francophone, les cultures quotidiennes de diaspora et le bilinguisme officiel se croisent plus directement. Ici, non seulement une personne est « altérisée » par la couleur de sa peau, mais également par la ou les langues qu’elle parle. Avoir conscience de cette politisation des questions linguistiques et raciales permet une conceptualisation nuancée de ce curio shop réimaginé. Comment les cultures diasporiques sont-elles perçues par rapport aux différences entre le Canada anglophone et le Canada francophone? En réfléchissant sur les histoires matérielles des objets, les tropes culturels qu’ils signifient, et les espaces où ils sont étalés et vendus, l’installation recadre d’un œil critique la consommation transculturelle des identités diasporiques.
References:
Lin, Jan. The Power of Urban Ethnic Places: Cultural Heritage and Community Life.New York: Routledge, 2011.
Sloboda, Stacey. Chinoiserie: Commerce and Critical Ornament in Eighteenth Century Britain. Manchester, UK: Manchester University Press, 2014.
Cet essai est une version révisée et mise à jour de « Terra dos Chinês Curio Shop: Karen Tam », initialement publié dans Asian Diasporic Visual Cultures and the Americas 2.1-2 (printemps 2016): 141-146.
Victoria Nolte est une historienne de l’art, doctorante au programme interdisciplinaire de médiation culturelle à l’Université Carleton. Elle a obtenu sa maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia en 2015. Son projet de recherche doctoral examine les questions de performativité, de représentation historique et d’identité diasporique dans les performances et les installations d’artistes canadiens d’origine asiatique.
Traduit de l’anglais par : Thy Anne Chu Quang
[1] L’installation a été exposée à Artspace: Contemporary Art Projects, Peterborough, Ontario (2015) et à Plymouth Arts Centre, Plymouth, United Kingdom (2012).
[2] Jan Lin, The Power of Urban Ethnic Places: Cultural Heritage and Community Life (New York: Routledge, 2011), 179-180.
[3] Stacey Sloboda, Chinoiserie: Commerce and Critical Ornament in Eighteenth Century Britain (Manchester, UK: Manchester University Press, 2014), 19-20.