Quoi de plus passager, de plus ineffable et de plus universellement recherché que le bonheur? La souffrance et ses causes sont reconnaissables, terrestres, tangibles et combien familières : blessures douloureuses, pressions financières, culpabilité, perte d’êtres chers, colère face à l’injustice, et ainsi de suite. Rares sont les gens qui peuvent en dire autant du bonheur. Si nous le ressentons tous par moments, le bonheur total et constant est seulement l’apanage de quelques-uns. Mais si presque tous le recherchent – les États-Unis d’Amérique ont même enchâssé sa poursuite dans leur constitution –, le bonheur se trouve relégué à quelque part dans l’avenir : c’est une abstraction que l’on ne peut ressentir qu’à travers l’optimisme, la foi et l’espoir. Dans son exposition chez articule, intitulée Blue Skies, la peintre montréalaise Kristi Ropeleski nous invite à explorer ce domaine étranger, abstrait.
Dans la peinture éponyme, un homme aux cheveux foncés et aux yeux de couleur sombre, vêtu d’une chemise blanche, nous tend les mains, tandis qu’un mince arc-en-ciel est placé entre ses mains, dans lesquelles tombent des coulées. Il est entouré de lumière bleue – peut-être est-ce la lumière noire d’une discothèque, un bar gai peut-être, comme le suggère l’arc-en-ciel – et derrière lui, c’est l’obscurité. La lumière est-elle un synonyme du sacré, comme c’est le cas dans plusieurs traditions? Ces signes suggèrent-t-ils que nous sommes en présence d’un dieu? L’arc-en-ciel est-il une promesse d’espoir d’inspiration divine? Ou est-ce simplement que nous aimerions être invité à danser par ce beau jeune homme? Cela ne serait-il pas aussi un espoir divin?
Un tel espoir est au centre de What’s mine is yours, dans laquelle le rapport art-spectateur de la peinture Blue Skies est inversé. Nous sommes en train de contempler ce qui semble être une mâchée de gomme rose aux allures de chair; les premières lectures de formes vaginales ou péniennes laissent vite la place à des réflexions plus profondes sur l’espace, le temps, l’information et la personnalité. Les replis de la gomme représentent peut-être une forme d’historicité, qui nous demande de réfléchir sur le caractère sélectif de ce qui est révélé, par rapport à ce qui est dissimulé : le pouvoir manifeste de la preuve et le pouvoir potentiel des secrets (futures preuves). La gomme a un passé, et même une personnalité; nous ressentons une certaine émotion en constatant que cette petite gomme-entité est forcément laissée pour compte. Son état agrandi et son hypervisibilité contrastent avec l’invisibilité des indésirables et des sans-abri. « Ce qui est à moi est à toi » – en effet.
Les oeuvres de Ropeleski sont des explorations puissantes des symboles du bonheur, de l’amour, de l’espoir et du désir. Red Eye, par exemple, réunit deux phénomènes très romantiques – les couchers de soleil et les voyages en avion – pour les confondre et les contraster. Privés de couleur, il ne nous reste que la vaste échelle du coucher de soleil, qui rend l’avion minuscule (en termes de taille, de trajectoire et de vélocité), ce qui a pour effet de nous infantiliser, de même que nos idées à propos de choses comme les couchers de soleil. C’est alors que nous nous rappelons que nous vivons dans nos têtes, parmi une constellation de concepts et de symboles – un monde qui, si petit soit-il, est encore potentiellement plus vaste que notre demeure physique.
Dans la peinture Untitled, une jeune femme vêtue de noir projette un regard tranquille sur un objectif distant. Elle émerge d’un jet de coups de pinceau rose vif – presque une distillation du désir et de la détermination au féminin –, tandis que le vent joue dans ses cheveux et son écharpe rose parsemée de coeurs noirs. Le vent semble inséparable de la femme, derrière laquelle se profile un ciel animé, qui semble être lui aussi comme un prolongement de la femme, plutôt qu’un ciel réel. Une peu comme une photo de profil Facebook très réussie, Untitled n’est pas tant la représentation documentaire d’une femme qu’un tableau dans lequel la femme n’est qu’un des ensembles de symboles exprimant son état émotionnel ou spirituel. La brunette souriante de Hold Still, qui porte un tissu floral aux couleurs vives et du rouge à lèvres brillant, nous regarde d’une façon suggestive tandis que ses mains, au nombre de sept, caressent une jungle de fleurs roses et oranges : leurs stigmates, filaments et anthères sont matures, presque tumescents. Représentée comme une sorte d’être primordial, elle apparaît d’abord comme une déesse, mais peut-être pas tout à fait : le pendentif de pacotille avec le mot « Love » indique sa nature humaine.
Selon les traditions monothéistes, il est généralement impossible de survivre après avoir vu la face de Dieu. Selon les traditions polythéistes, on pourrait dire qu’il est impossible de voir la face d’un dieu ou d’une déesse, et de ne pas être extrêmement mal à l’aise. Cette hypothèse pourrait nous offrir un point de départ pour aborder deux autres oeuvres de Ropeleski : la première est intitulée Hey, How’s it Going?, et la deuxième, Untitled. Elles représentent des têtes de femmes géantes qui flottent dans les airs, sans aucun point de repère (paysage ou corps). Dans chacune de ces deux oeuvres, la tête suspendue, maquillée de rouge à lèvres avec ostentation, défie le spectateur en le regardant intensément, voire même de façon menaçante, bien que sans malice évidente – peut-être plutôt en vertu d’une omniscience apparemment bienveillante. La peur de la bienveillance annonce-t-elle ici la présence d’une déesse, ou le souvenir de l’amour dévorant d’un parent? Les longues pointes qui sortent du visage dans Untitled nous rappellent que l’amour et l’autorité ne font jamais bon ménage. « C’est pour ton bien. » « Je veux simplement que tu sois heureux! » Chez les parents, le savoir supérieur apparaît à l’enfant comme une suffisance exaspérante, et nous sommes donc forcés de constater la stupidité confortable du visage humain dans un état d’assurance morale. Nous redevenons des enfants, défiant l’autorité indigne et immuable des aînés, et nous avons l’occasion de réfléchir de nouveau sur notre difficulté à modifier nos conceptions de la divinité, au-delà de l’anthropomorphisme.
La troisième tête géante et sans corps de Ropeleski, également intitulée Untitled, transporte le spectateur au-delà du paradigme parent-enfant, vers une question plus complexe. Cette oeuvre, qui représente la tête d’une belle jeune femme flottant sur un fond rose pâle, ne semble pas faire grand cas de nous. Elle semble absorbée dans sa propre nature, une nature cosmique : ses taches de rousseur flottent loin de ses joues comme des satellites qui menacent d’entrer en orbite; ses mèches font penser à des facules solaires. Même ses traits sont comme des plaques tectoniques en mouvement : un oeil est légèrement plus haut que l’autre, et la bouche de travers fait la moue. Cette tête fait vraiment voler en éclats le mythe de la beauté symétrique, alors même qu’elle est en train de se former, dans son propre mini-univers. La conception de l’être humain comme microcosme du monde remonte aux philosophes de la Grèce antique, et probablement plus tôt; elle nous est transmise via le Moyen Âge à travers la pratique de l’alchimie, une pratique traditionnellement décrite par la métaphore de la transformation du vil métal en or.
Comme l’alchimie, la poursuite du bonheur s’appuie sur la foi, annonce un combat certain et laisse miroiter un faible espoir. Mais comme c’est le cas pour le bleu serein d’un ciel d’été, qui a pour fonction importante de nous empêcher de toujours sonder le sombre infini, peut-être que ce mince espoir est tout juste suffisant.
Edwin Janzen est un artiste, écrivan et rédacteur qui vit et travaille présentement à Montréal. Il détient une maîtrise en arts visuels de l’Université d’Ottawa. Il est un éditeur et rédacteur fondateur de la revue indépendante Les Fleurs du Mal qui s’intéresse aux arts émergents et aux artistes de la région montréalaise.
Traduit de l’anglais par Denis Lessard
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