À l’endroit où débute le mur, il y a une simple ligne grise. En parcourant cette ligne du regard, on s’aperçoit qu’elle s’introduit dans une série de clous : il y a des centaines de clous soigneusement disposés. Le fil s’enroule autour des clous pour donner plusieurs motifs d’ondes mécaniques mesurant cinq pieds sur sept, et qui sont tous créés à partir de cet unique fil. De faibles sons de voix – un soupir, des hum! et des fragments de mots – accompagnent ces motifs d’ondes.
Ces grands motifs d’ondes composent la représentation, par l’artiste Emily Hermant, des vides qui surviennent entre les mots. Son oeuvre est centrée sur les pauses et les moments de réaction corporelle aux mots : le besoin de s’éclaircir la voix, de retenir son souffle, les mots coupés, les états émotionnels qui transparaissent. La transformation des sons en motifs d’ondes est un processus qui exige beaucoup de travail, et qui commence mécaniquement, avec l’aide des appareils d’enregistrement. Ces motifs sonores sont ensuite agrandis et imprimés sous forme d’images d’ondes, qui constituent à leur tour les motifs déterminant la position des clous et, finalement, de l’entrelacement du fil.
Les objets au mur se détachent des sons comme de grandes compositions ondulatoires, chatoyantes, en dents de scie, qui structurent l’espace de la galerie. L’analyse par Hermant de la parole et des motifs de sons humains est fondée sur une réaction affective à la forme physique. Ses choix de matériaux et sa méthode de création des formes – la mécanique de la représentation – nous révèlent des choses à propos de l’artiste et de nos expériences communes.
L’oeuvre d’Hermant rappelle ce qu’on qualifie traditionnellement de « travail féminin » : la confection des vêtements et le reprisage, la couture, le tissage, et ainsi de suite. L’utilisation du fil, un matériau délicat qui est à la base des nos vêtements et couvertures, éveille un sentiment de confort. L’emploi du fil par Hermant retrace ces qualités familières et nous invite à réfléchir aux méthodes et matériaux généralement utilisés pour produire de la chaleur physique et affective. L’artiste nous offre la possibilité de voir au-delà du confort et du plaisir pour aborder l’inconnu, qui forme lui aussi une partie toujours présente de notre quotidien.
Les fils qui tenaient ensemble les formes de vêtements portées à notre attention par Betty Goodwin à la fin des années 60 sont comme les précurseurs des formes ondulatoires tissées par Hermant. Les eaux-fortes de Goodwin traitent du fonctionnement de nos corps. Ses gravures en noir représentant des éléments vestimentaires individuels – des vestes, des chaussettes ou des gants sur fond blanc – sont des squelettes de vêtements. Les habits qui figurent dans ses estampes sont des souvenirs isolés de leurs porteurs pour lesquels ils n’ont plus aucune utilité. En raison de nos expériences de vie, comme par exemple les vêtements devenus trop étroits, le vieillissement et finalement, la mort, nous laissons des collections de choses qui peuvent être utilisées par les autres, bien que nos souvenirs ou impressions pourraient y subsister. Les gravures de Goodwin évoquent un sentiment de perte et de vide, en même temps qu’une délicate structure dotée de la beauté et du réconfort des objets qui nous sont proches.
Les oeuvres de Goodwin et d’Hermant décrivent le processus artistique du faire comme étant leur sujet. Ces deux artistes utilisent des formes élémentaires de technologie pour recréer des images qui retracent les mouvements d’un individu : Hermant enregistre, puis reproduit visuellement des sons humains; Goodwin imprime des vêtements semblables à ceux que nous portons quotidiennement. Ces oeuvres accroissent le poids et la substance de choses éphémères inscrites dans la matière et le temps. Le processus devient une partie intégrante du produit final. Les impressions affectives des artistes se révèlent dans leur interaction avec les matériaux, et sont le fruit de l’attitude de production comme travail technique, attitude qui a recours aux matériaux pour refléter le processus.
Comme en témoigne la grande taille des motifs d’ondes, l’utilisation de l’échelle par Hermant prête des émotions humaines à la répresentation qu’elle propose de l’activité humaine. La délicatesse du fil est renforcée par les dimensions de l’objet tissé. Les oeuvres sculpturales et performatives de Colette Whiten datant des années 70, pour lesquelles des hommes servent de modèles statiques dans des structures alliant bois, ciment, corde, chaînes et fibre de verre, ont en commun une sensibilité similaire en ce qui a trait à l’enregistrement d’activités humaines, mais elles produisent l’effet inverse de celles d’Hermant. Whiten rendait les lourdes qualités du bois et de la corde maniables par la force humaine en construisant des maquettes qui enchâssaient les figures humaines en tant qu’êtres vivants capables de fonctionner malgré ces redoutables matériaux. Hermant prélève des objets minuscules et légers, ainsi que des images abstraites de sons humains, dont elle rehausse la présence au monde en les représentant à échelle humaine. Dans ces oeuvres, le processus de fabrication dépasse la maîtrise des matériaux, pour endosser le rôle de sujet. « Dans l’œuvre de Whiten, chaque partie du processus, de l’idée première à la conception, la production et la documentation, est également importante. La codification et la synthèse du processus et de la structure [...] résultent de son engagement évolutif dans le développement de ces systèmes [...] . »
La codification et la synthèse du contour des objets peut s’appliquer au travail des trois artistes évoquées ici. Chacune d’entre elles cherche à se servir de l’art comme d’un moyen de décrire une impression personnelle de la nature humaine, impression commune à toutes et à tous. Ces oeuvres exigent patience et temps : pour les artistes lors de la création des oeuvres, et pour les spectateurs qui doivent comprendre et vivre ce que les oeuvres ont à offrir, soit une analyse approfondie des réactions du corps à la communication et au temps. L’apparition d’émotions innommables entoure ces oeuvres, tandis que le processus de fabrication laisse place à l’interprétation. Il n’y a pas de moment ou d’image isolée qui illustre le mieux ce que les artistes ont découvert. Chacune d’entre elles a élaboré ses propres dispositifs de mesure, afin d’analyser comment l’individu habite le monde et quel est le rapport de ces émotions avec la fragilité physique.
Le simple fil qui passe d’un groupe d’ondes à l’autre, pour aboutir à l’extrémité de l’oeuvre, laisse entrevoir des possibilités, des matériaux et des modes d’apprentissage.
1- Mayo Graham, Some Canadian Women Artists. Quelques artistes canadiennes. Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1975, p. 87
Nathalie Olanick est une artiste, écrivaine et commissaire. Elle enseigne au Collège Dawson. Son travail fut présenté dans plusieurs galeries et musées au Canada et aux États-Unis. Son exposition la plus récente fut à la galerie Propeller, Toronto, en automne 2008. Récemment, elle fut commissaire pour une exposition de Françoise Sullivan au Womens’ Art Resource Center (WARC), Toronto, événement présenté en collaboration avec le Musée des Beaux-Arts de l’Ontario. Elle est toujours étonnée par là où l’art la mène.
Traduit de l’anglais par Denis Lessard
Ce texte fait partie d’une série d’essais écrits par les membres de la galerie, portant une réflexion sur le travail d’artistes présentés dans la programmation 2010-2011 d’articule. Le texte de Natalie Olanick a été produit à l’occasion de l’exposition Hésitations d’Emily Hermant, présentée du 17 septembre au 17 octobre 2010. Il est également disponible sur notre site Internet.
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