L’exposition Quand faire, c’est dire prend à rebours le titre du fameux ouvrage de John Langshaw Austin[1] où sont posées les bases de la théorie des actes de langage. Ces travaux ont radicalement modifié la conception philosophique du langage. D’un outil servant à décrire, celui-ci est devenu un moyen d’action sur le monde. Dans une entrevue, l’artiste Chelsea Knight exprime que « les relations de pouvoir sont à la source de toutes interactions sociales. Elles affectent notre manière d’utiliser et d’interpréter le langage et, de la même manière, le langage affecte notre façon de comprendre et d’utiliser le pouvoir. »[2] Réfléchissant sur l’articulation des notions de corps, discours et pouvoir, Quand faire, c’est dire rassemble des œuvres qui développent un langage examiner, questionner, dénoncer la domination d’un corps par un autre.
Dans la performance filmée Chandelier (2001) Steven Cohen, vêtu d’un chandelier, symbole ostentatoire de luxe, et exécute des actions chorégraphiées dans un township (bidonville) de Johannesburg Par sa tenuequi jure violemment avec l’environnement, mais également par ses mouvements où se mêlent danse classique et gestuelle religieuse, Cohen souligne la disparité abyssale entre son corps et celui des habitants du quartier avec lesquels il interagit.
L’ensemble de l’œuvre de Cohen traite de questions touchant à la judaïté, à l'homosexualité, au racisme et à l'identité ethnique. Lui-même, à la fois marginalisé en tant que juif homosexuel, et favorisé en tant que blanc élevé en Afrique du Sud, vit une tension identitaire qui alimente son travail. Dans Chandelier, il semble alternativement fragile, victime des moqueries et des assauts de certains résidents; et privilégié, embrassé par d’autres, maintenu dans sa position d’artiste qui choisit d’être sur place et dont la vie n’est pas en jeu.
Cette tension est également au cœur de Maid in South Africa (2005) où la performeure, servante dans la famille de Cohen depuis que ce dernier est enfant et, au moment de la production, âgée de 84 ans, exécute un striptease tout en accomplissant ses tâches ménagères. Le corps de cette femme, haussée sur des talons hauts alors qu’elle marche difficilement avec une canne et affublée d’un costume burlesque impropre aux actions que sont es vêtements, es tapis toilette, met en lumière l des corps, l’asservissement.
La vidéo Hold your Ground[3] (2012) de Karen Mirza et Brad Butler inspirée par la publication citoyenne How to Protest Intelligently produite au Caire pour préparer les Égyptiens aux émeutes de janvier 2011. La publication comprend des trucs pratiques : quoi porter, comment se défendre, quels types de slogan proclamer, comment orienter son parcours, etc. Mirza et Butler ont tiré le titre de la vidéo de ce livret et, à partir d’images de divers rassemblements populaires, ont développé une sémantique gestuelle de la manifestation. Une femme mime à plusieurs reprises des mouvements posés par les acteurs de ces événements. Elle accompagne plusieurs de ses gestes de sons qui pourraient être les syllabes d’une langue inconnue. Voix et gestes se complètent et ressemblent à un langage que la performeure tenterait de nous inculquer.
Pour The End of All Resistance (2010), Chelsea Knight a invité trois duos : deux interrogateurs de l’armée américaine, deux actrices et un couple marié à réciter des textes suivant les techniques utilisées par l’armée pour conduire des interrogatoires où la psychologie est privilégiée à la torture. L’esprit remplace ainsi le corps comme matériel qu’il convient de menacer, faire plier afin d’obtenir ce que l’on veut.
L’utilisation fréquente de la surimpression sert ici deux fonctions, elle illustre visuellement l’effet des techniques sur l’esprit, répétition incessante, confusion; et permet de lier les différents duos, de montrer les ressemblances qui existent entre les pratiques militaires, les conventions du divertissement et les rapports privés. La translation des textes d’un duo à l’autre fait transparaître la performativité du langage, le rôle fondamental qu’il joue dans l’établissement du pouvoir, ainsi que son ancrage dans un corps et une expérience. Celui-ci s’inscrit en effet dans des corps qui interagissent entre eux, interaction essentielle à l’activation de la relation de pouvoir.
Quand faire, c’est dire aborde les principes fondamentaux de nos manières de communiquer. Les vidéos de l’exposition présentent des impulsions affectives uniques révélatrices de différences et de similitude culturelles. Chaque artiste prend le risque de mettre en place une expérience dont l'issue lui est inconnue. Les vidéos jouent sur le terrain de la conscience collective pour poser la question de ce qui est équitable et juste.
Texte par Julie Tremble en collaboration avec Natalie Olanick
[1] John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, 1962, trad. fr. Éditions du Seuil, Paris, 1970
[2] http://artcards.cc/review/featured-artist-chelsea-knight/3828/, dernière visite, 14 juillet 2013
[3] Hold your Ground est tiré de Deep State, Mirza et Butler, 44 min, 2012