09/11/2009 - 00:00

Ici, il fait noir, et c’est voulu afin de pouvoir soupirer

en paix. Entrez, je vous en prie. Ça fait combien de temps? 

En haut – montez doucement – le toucher est plus certain. 

Vous êtes allé, dit-on, partout. Quelle ville reste-t-il?

J’ai fait entrer le monde à l’intérieur. On cherche la certitude…

 

– Agha Shahid Ali, extrait de Rooms Are Never Finished (2002)

 

Le titre du présent essai, emprunté au livre du poète Agha Shahid Ali, intitulé en anglais Rooms Are Never Finished, décrit bien les dessins performatifs présentés dans l’exposition Greyscale Rainbow [Arc-en-ciel en gris] de Matt Shane et de Jim Holyoak. Pour Shahid Ali, l’intérieur d’une pièce est un espace métaphorique, à la fois infini, rempli de souvenirs tactiles et de possibilités futures, mais qui ne peut être entièrement achevé ou contenu. Dans un même esprit, les dessins à grande échelle, proches de l’architecture, présentés par Shane et Holyoak créent des lieux viscéraux et absorbants qui agissent comme portails vers d’autres mondes picturaux. Dans Greyscale Rainbow, les murs de la galerie sont occupés par les dessins, griffonnages et notes que Shane et Holyoak ont réalisés en collaboration. Ces images, qu’on pourrait justement décrire comme une écriture automatique visuelle, abondent en animaux transformés, symboles et éclaboussures d’encre. Inventif et surréaliste, le travail nous attire et nous absorbe dans un monde qu’on a « fait entrer à l’intérieur ».

C’est non seulement une série d’images variant en échelles et en tons de gris qui nous est donnée à voir, mais également les traces d’une performance d’un mois qui a outrepassé les limites séparant l’atelier, la galerie et la maison. Shane et Holyoak y arrivent en établissant résidence dans la galerie et en poussant les conventions idylliques du dessin sur un territoire plus physique. Conséquemment, nous nous trouvons immergés dans un espace qui nous oblige à naviguer parmi les dessins créés en galerie, à leur toucher. De plus, ces images, avec lesquelles les artistes ont littéralement « vécu » pendant l’exposition, continuent d’évoluer tout au long de la présentation. Ces dessins sont également un reflet du processus de travail du duo qui, comme l’écrit Holyoak, « est un mélange d’intention et de hasard qui fait appel au dessin d’après modèle, au dessin à partir de sources trouvées, de même qu’à l’imagination et à la mémoire. Je varie fréquemment mes techniques tout en conservant des contraintes monochromes. » Toutefois, malgré les « contraintes monochromes » imposées aux dessins, les tons de gris, de noir et de blanc ne sont ni ennuyeux ni passifs. Ils offrent plutôt une esthétique graphique et sensible à l’espace de la galerie. Cela est dû principalement à la nature unique de l’histoire de collaboration entre Shane et Holyoak et, par extension, à l’influence et aux contributions que nous y apportons. Pour la durée de Greyscale Rainbow, Shane et Holyoak nous invitent à nous joindre à leurs ébats créatifs.  

Étant donné la nature interactive de Greyscale Rainbow, la galerie devient un site où l’aspect physique et le traçage de marques du dessin se trouvent explicitement liés. Autrement dit, l’échelle et le positionnement des dessins, combinés à l’évolution d’un art vivant et pratiqué en galerie, font se côtoyer diverses expériences qui contribuent à nous mettre en contact avec notre façon de comprendre l’essence du travail de collaboration. Cette manière de travailler allégorique, qui rappelle les tableaux théâtraux du XIXe siècle illustrant des ateliers d’artistes, est introduite en temps réel dans l’espace de la galerie avec Greyscale Rainbow. Cependant, contrairement à la peinture en atelier, il n’y a pas « d’image finale » dans la pratique artistique de Shane et de Holyoak. On a plutôt le sentiment que ce projet pourrait se poursuivre presque indéfiniment sans épuiser la multiplicité des images ou les paramètres de l’espace.

Le parcours dans lequel nous entraînent Shane et Holyoak ne saurait indubitablement être décrit que comme une série de passages à travers des zones limitrophes et des paysages infinis d’images, ouverts à quiconque est prêt à s’y joindre. Greyscale Rainbow est à la fois ancré dans l’histoire de la performance et, conséquemment, libéré des conventions bidimensionnelles du dessin. C’est cet esprit expérimental et collaboratif de leur travail qui permet la rencontre de l’artiste et de la spectatrice ou du spectateur. Lorsqu’ils sont introduits dans la galerie, ces paysages et ces zones gagnent en clarté et sont ainsi plus étroitement liés en raison des niveaux d’engagement requis aussi bien des artistes que des publics. En fait, le travail collaboratif de Shane et de Holyoak montre les manières dont une pièce peut ne jamais être achevée et que, peut-être, les distinctions entre l’art, la vie et la collaboration ne peuvent jamais être vraiment faites. L’exposition de leur travail dans Greyscale Rainbow nous donne un aperçu des complexités de la collaboration et nous permet d’amplifier nos propres niveaux d’investissement dans la galerie.

Nadia Kurd est doctorante dans le programme d’études en histoire de l’art et en communications de l’Université McGill. Elle est également membre d’articule. 

Sources :  Agha Shahid Ali, The Rooms Are Never Finished, New York, W.W. Norton & Company, 2002. [Notre traduction.]

Holyoak, Jim. Artist Statement. http://www.monstersforreal.com/gallery/main.php (consulté le 25 août 2009).  [Notre traduction.]

Traduction : Colette Tougas

Ce texte fait partie d’une série d’essais rédigés par les membres d’articule qui réfléchissent sur le travail des artistes présentés dans la programmation 2009-2010 de la galerie. Le texte de Nadia Kurd a été écrit à l’occasion de l’exposition  Greyscale Rainbow, de Matt Shane et Jim Holyoak, présentée du 4 septembre au 4 octobre 2009. Il est également disponible sur notre site Internet.

 

 

 

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Participating artists: 
Nadia Kurd