"Le succès, c'est le malheur nécessaire de la vie, mais seuls les plus malheureux y parviennent tôt." [1] - Anthony Trollope
Les manifestations étudiantes de 2012 au Québec ont révélé les défis auxquels font face les jeunes dans la logique capitaliste courante. Nous avons appris qu'en cette « ère d'austérité » il est maintenant normal pour un diplômé d'entrer dans le monde du travail avec des dettes dans les cinq chiffres. Même après avoir gradué, ces jeunes gens font face à une compétition encore plus féroce et à encore moins de possibilités d'emploi que les générations précédentes.
Le monde de l'art contemporain n'échappe pas à cette tendance. En 2012 par exemple, articule, un centre d'artiste de taille moyenne, a reçu précisément 220 soumissions pour seulement quatre expositions majeures. De même, après avoir affiché une offre d'emploi pour un poste de coordination au développement des publics, articule a reçu une centaine d'applications de personnes intéressées.
Il ne s'agit pas ici du Musée d'art contemporain. Cette situation est maintenant celle des centres d'artistes – des institutions créées dans la plupart des cas afin d'augmenter l'accessibilité pour les artistes émergents.
Bref, la demande commence à sérieusement dépasser l'offre. Les solutions d'autrefois – gagner de l'expérience par le biais de stages, faire du bénévolat, obtenir une maîtrise – ne suffisent plus. Que faire alors?
La fraude (pratique aujourd’hui relativement courante dans les milieux corporatifs et académiques) peut être une issue. Les usines à essais et à thèses font des affaires en or, et on entend de plus en plus parler de PDG d'entreprises et de gestionnaires qui faussent leurs titres de compétences afin de se tailler une place.
Dans un pareil contexte, ne serait-il pas raisonnable pour un artiste émergent d'adopter une telle stratégie? Et bien, quelqu’un l’a fait : avec son exposition Micah Lexier, l'artiste montréalais Joshua Schwebel a choisi de contourner ce processus long et ardu consistant à se construire soi-même une carrière artistique en empruntant une carrière déjà toute faite, celle d'un artiste winnipegois basé à New York, Micah Lexier.
Répondant à l'appel annuel d'articule pour les propositions de projets à long terme, Schwebel a envoyé une soumission sous le nom de Lexier. À l'aide d'informations sur l'artiste glanées en ligne, Schwebel a pu assembler un dossier complet et crédible, incluant une proposition de projet, un CV, et ainsi de suite. Suite à l'acceptation du projet par articule, Schwebel révéla la supercherie à la galerie.
Il serait peut-être important de noter que l’intention de Schweble en proposant cette tromperie était plus qu’un attentat cynique pour obtenir une exposition. En personnifiant Lexier, Schwebel espérant exposer comment les processus de sélection prévalent dans le monde artistique peuvent être infléchis ou troublés par des présuppositions sur les célébrités que les institutions ne reconnaissent pas suffisamment. L’action de duper devient ainsi l’art — ce n’est pas une duperie, mais un geste qui s’approprie les attributs de la tromperie comme médium.
En fait, Schwebel ne prévoyait pas à pouvoir présenter une exposition et a dit qu'il s'attendait un peu à une réponse négative ou même hostile de la part d'articule. Les employées et le conseil d'administration de la galerie ont néanmoins trouvé que le projet avait le potentiel d'engendrer une discussion intéressante et importante. Ainsi, ils ont décidé d'aller de l'avant avec le projet.
Mais Schwebel voulait pousser encore plus loin les limites de la galerie : il demanda si il pouvait produire une fausse correspondance au nom de la galerie, où celle-ci aurait émis des réserves suite à la révélation de la tromperie. La galerie refusa. articule était prêt à accommoder l'appropriation de la réputation et du nom de Lexier, mais pas de son propre nom et de sa propre réputation.
Les forces de l'ordre et les chercheurs en criminologie soulignent fréquemment que le 21e siècle, une ère hautement informatisée et réseautée, connaît une explosion du nombre de vols d'identité. Schwebel pousse ce constat pour le situer dans la théorie de l'art et défend que nos avatars, identités et profils numériques ne sont pas que des groupements de données plus ou moins sécurisées. Ce sont des ready-made. Ce qui soulève la question : combien de morts doit subir le mythe de l'artiste génial avant que le marché de l'art ne change vraiment?
Pour sa part, le vrai Micah Lexier, après avoir été contacté par l'artiste et la galerie, a donné sa bénédiction au projet. Il a même accepté de contribuer quelque chose – non pas une œuvre d’art, mais l’achevé d’imprimé d’une série d’impressions de 1993 intitulée Preparatory Drawings for a Portrait of the Morrish Family[2]. Cette page, avec les correspondances entre Schwebel et la galerie, composent l'aspect matériel de l'exposition.
Vers la moitié de l’achevé d’imprimé, on peut lire la phrase suivante « Cette page est signée par Allen Ash écrivant le nom de l’artiste »[3]. Ainsi, il semble que ce n’est pas la première fois que Lexier est personnifié par un autre.
Malgré sa charge politique, l'univers matériel de l'exposition réside dans un gris bureaucratique. Il y a quelque chose de calme et de rassurant avec l’achevé d’imprimé Preparatory Drawings.. qui a moins à voir avec la pièce en tant que telle, mais provient plutôt de la place qu’elle occupe parmi ce discours bureaucratique auquel elle ne participe pas. Les échanges entre Schwebel et articule, et surtout les questions qu'ils soulèvent, semblent tournoyer autour de l'oeuvre de Lexier sans jamais l'atteindre.
En effet, la pièce de Lexier opère dans un contexte passé. Le succès et le statut de Lexier (raisons pour lesquelles il fut choisi par Schwebel), ainsi que son oeuvre sont autant d'aspects d'une ère révolue. La lutte des artistes émergents et les défis auxquels font face les centres d'artistes d'aujourd'hui sont des réalités dans lesquelles Lexier n’a plus à évoluer.
Évidemment, le choix de Lexier de soumettre un document dactylographié pour l’exposition est une réponse délibérée à l'aspect bureaucratique de cette dernière. Si l'oeuvre avait été plus traditionnellement « artistique », si elle portait la marque d'une main, le geste d'un coup de pinceau, une quelconque texture, elle se distinguerait certainement et ferait peut-être même ombre au reste. Mais elle repose tranquillement sous le plexi, témoignage obscur, dactylographié en noir et blanc, d'une série d'oeuvres imprimées créées il y a longtemps, détemporalisée et décontextualisée.
Avec Micah Lexier (et, de fait, avec Micah Lexier), Schwebel a créé un laboratoire microcosmique où le spectateur peut observer la relation entre les centres d'artistes, les artistes émergents et les artistes établis (dont plusieurs étaient impliqués dans la création des tous premiers centres d'artistes) dans le contexte actuel d'austérité économique. À cet égard, l'exposition de Schwebel évoque également le besoin de leadership – en politique comme dans le monde de l’art – prêt à créer de vraies politiques pour aborder de réels problèmes.
Edwin Janzen est né à Winnipeg et travaille à Montréal. Son travail traverse et lie différentes disciplines artistiques pour examiner comme nous nous définissons à travers un rapport fantasmatique à la technologie.
Joshua Schwebel (né en 1980) est un artiste émergent travaillant présentement à Montréal. Il a complété sa maîtrise en beaux-arts à l’Université NSCAD en 2008. Il a présenté son travail à travers le Canada, récemment dans une exposition individuelle à la Galerie Sans Nom, à Moncton (avril-juin 2012). Il a fait des résidences au Banff Center for the Arts, Alberta (2010) et au Couvent des Récollets à Paris, France (2011). Il est récipiendaire d’une subvention de développement du Conseil des Arts et des Lettres de Québec. Il présentera une exposition individuelle à AKA à Saskatoon en 2014.
Joshua Schwebel (né en 1980) est un artiste émergent travaillant présentement à Montréal. Il a complété sa maîtrise en beaux-arts à l’Université NSCAD en 2008. Il a présenté son travail à travers le Canada, récemment dans une exposition individuelle à la Galerie Sans Nom, à Moncton (avril-juin 2012). Il a fait des résidences au Banff Center for the Arts, Alberta (2010) et au Couvent des Récollets à Paris, France (2011). Il est récipiendaire d’une subvention de développement du Conseil des Arts et des Lettres de Québec. Il présentera une exposition individuelle à AKA à Saskatoon en 2014.
[1] Success is the necessary misfortune of life, but it is only to the very unfortunate that it comes early, traduction libre.
[2] Dessins préparatoires pour un portrait de la famille Morrish, traduction libre.