Le savoir. Qui le possède? Comment peut-il être défini et évalué? Par qui? Linda Duvall et Peter Kingstone abordent ces questions avec La Vie en 10 leçons faciles, une collaboration s’inscrivant dans la suite de travaux antérieurs qui impliquent des personnes participant au monde de la rue.
Pour ce projet, les artistes ont approché dix femmes d’un refuge de Toronto afin qu'elles partagent certaines habiletés qu’elles ont appris à maîtriser et qu’elles trouvent particulièrement utiles. Filmées, ces leçons renversent la situation pédagogique qui prévaut habituellement dans les centres de services sociaux entre les travailleurs et les clients. Plutôt que d’être des clientes, des victimes ou des personnes qui ont des problèmes et nécessitent de l’aide, ces femmes sont les détentrices d’informations inestimables que Duvall ou Kingstone (les entrevues se font de un à un) assimile avec attention. En plus des vidéos, les entrevues sont traduites dans un livret synthétisant chaque leçon en une liste de conseils, conférant à ce savoir une forme matérielle et permanente.
Bien que jouant sur l'idée des publications Pour les nuls ou Dix leçons faciles[1], les aptitudes transmises ici ne sont probablement pas familières à la majorité des personnes. Pas plus que l’identité des instructrices, la visée de ce savoir-faire n’est pas révélée. Elle peut cependant être déduite : la vente de stupéfiants, le travail du sexe, solliciter de l’argent. D'autres compétences s’appliquent à la survie : comment interagir avec ses clients en tant que personne transgenre; comment éviter la pression de partager son argent quand on reçoit son chèque.
Duvall et Kingstone ne proposent pas un projet didactique. Ils ont laissé des vides, des espaces ouverts à l’interprétation et parsemé La Vie en 10 leçons faciles d’ironie. De fait, le titre lui-même ne peut être perçu sans ironie ; comment pourrait-on faire face aux exigences précaires de la vie dans la rue en seulement dix leçons ? [2]Et se pourrait-il que le savoir-faire de ces femmes n’ait pas été acquis si facilement ?[3]
La composante finale de l'exposition consiste en une série d'affiches présentées d’une manière rappelant l’affichage agitprop. Chacune contient une image et un conseil tirés des vidéos: « Mettez-en TOUJOURS deux les filles » ou « Ment, Nie, Joue la Surprise ». Il n’est pas étonnant que ces affiches puissent susciter la controverse. Le travail de Linda Duvall et Peter Kingstone transgresse certaines limites sociales entourant la visibilité et le pouvoir en remettant en question ceux et ce qui est représenté dans la sphère publique. La Vie en 10 leçons ne propose pas de réponses faciles, mais donne l'occasion de confronter ses propres présuppositions et préjugés et d’approfondir ces questions.
Traduit de l'anglais par Simon Benedict.
Rhonda Meier est une commissaire, écrivaine et éditrice indépendante. Amorcée par sa Maîtrise (Histoire de l’art) de l’Université Concordia, sa pratique se consacre principalement sur l’anti-oppression, la décolonisation, et la production contemporaine des artistes des Premières Nations. Elle a été éducatrice au Musée d’art contemporain de Montréal et a publié des écrits dans Canadian Art, C Magazine et Changing Hands (Museum of Arts and Design, New York).
[1] La série Pour les nuls propose d’apprendre une variété de techniques à des amateurs, par exemple ; jouer au bridge, faire de la tenue de livre, devenir bouddhiste ou encore dessiner.
[2] Stephen W. Hwang, Canadian Medical Association Journal 164 (2): 231. Hwang cite une étude montréalaise de 1998 démontrant que la mortalité des jeunes femmes de la rue était 31 fois plus élevée que celle de leurs semblables dans la population générale.
[3] “Vivre” ici prend une connotation plus littérale que ce qui prévaut dans les loisirs bourgeois, la série Pour les nuls, ou même pour quelqu’un visitant une galerie d’art.