« … l’histoire dans sa forme traditionnelle, entreprenait de « mémorialiser » les monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes, souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu’elles disent; de nos jours, l’histoire, c’est ce qui transforme les documents en monuments… » (1)
Tiohtià:ke, le mot Kanien’kéha/Mohawk signifiant « où le peuple se divise » et « brisé en deux », décrit le territoire comprenant Montréal. En 1535, Jacques Cartier rencontre les Iroquois du Saint-Laurent au village fortifié d’Hochelaga, au pied de la montagne qu’il nommera plus tard Mont-Royal. En 2017, la ville de Montréal célèbre le 375ème anniversaire de sa fondation comme mission coloniale française. Mais ce territoire non cédé a aussi été connu comme un carrefour important de commerce et d’échanges culturels des peuples autochtones du Canada depuis d’innombrable générations. Les œuvres de l’exposition hochelaga rock de Hannah Claus abordent cette double histoire de Tiohtià:ke/Montréal. Elles sont aux prises avec l’héritage de la colonisation et déconstruisent un monument de notre passé, le rocher commémoratif dédié à Jacques Cartier et aux Iroquois d’Hochelaga et qui se trouve sur le campus de l’Université McGill depuis 1925. L’œuvre de Claus répond à ce rocher commémoratif en mettant en question le savoir eurocentrique du temps et de l’espace, et en récupérant les histoires et cosmologies propres aux cultures autochtones. Son œuvre s’active à réaffirmer les visions du monde autochtones et le vécu temporel afin de produire des temporalités autochtones qui perturbent les récits coloniaux.
Poreuse et transitoire, l’histoire nous échappe souvent alors que nous tentons de saisir une compréhension véridique de notre passé. Elle évite la totalité en soi lorsque des incohérences et des discontinuités sont découvertes et finissent par déformer un concept unifié de temporalité. Les notions eurocentriques de fixité, de commensurabilité, de catégorisation et de divisibilité du temps, de l’histoire et même du territoire sont perçues comme des systèmes rationnels et évidents, imprégnés d’un ensemble de valeurs fixé par les sociétés coloniales.
Dans sa série d’impressions numériques du rocher d’Hochelaga, Claus présente la complexité et la perturbation des récits historiques canadiens et révèle un parcours transformateur et non-linéaire pour mieux comprendre les territoires et peuples de Tiohtià:ke. Pour ce faire, elle superpose les histoires et temporalités autochtones à la surface des impressions. Une des photos du rocher manipulée est parsemée de formes sombres, évoquant le vide. En enlevant au hasard des morceaux du texte sur la plaque du rocher, une autre dislocation de l’information est produite, brouillant le linéaire et l’aspect rationnel du rocher comme document lisible du passé. Les formes noires ressemblent presque à des trous de balles traversant le rocher, déstabilisant sa solidité, son autorité et son statut officiel. Dans une autre photographie, ces formes de texte réapparaissent, mais avec des couleurs vives, comment des agents pouvant encore façonner les récits du futur.
Dans une autre série d’impressions numériques, Claus a écrit des récits qui lui ont été contés par différentes Premières Nations à travers le Canada sur l’origine d’Hochelaga. Le titre de ces œuvres « Otsirà:kéhne », fait références aux feux qui auraient accueilli les visiteurs au territoire de Kanien’kehà:ka. Un texte de couleur vive superposé sur l’estampe de la plaque du rocher d’Hochelaga crée un sentiment de disjonction temporelle, révélant la surface aplatie de l’image du monument transformé en document contemporain. On retrouve également dans la galerie l’installation « words going from one place to another ». Chacune des ces formes acryliques coupées au laser forme un mot gravé en Kanien’kéha sur le dessus du texte original de la plaque.
Ces mots ont été choisis par l’artiste comme ceux que l’on doit retenir : la terre, l’eau, l’air, le feu… des mots qui ont toujours servi à rassembler les peuples. Les œuvres dans hochelaga rock révèlent que les notions préconçues de temporalité et d’histoire — leur universalité et autorité morale — n’ont jamais été a priori ; elles ont toujours été construites et intimement liées à une cosmologie occidentale rigide que nous devons contester lorsque nous travaillons collectivement à décoloniser l’histoire, le temps et l’espace.
(1) Michel Foucault, L’archéologie du savoir. (Paris: Tel Gallimard, 1969) p. 15.
Megan Mericle est une artiste, écrivaine, chercheure et militante qui vit et travaille à Montréal. Actuellement assistante de l’artiste Nadia Myre, elle détient une maîtrise en histoire de l’art de l’Université McGill et un BFA de la University of Lethbridge, Alberta, où elle a grandi sur le territoire du traité 7. Dans sa pratique en installation et médias mixtes, elle réutilise les matières plastiques, intègre des procédés d’impression 3D et aborde les thèmes de l’écologisme, de l’engagement social et des effets du capitalisme et du colonialisme. Elle est également bénévole au sein d’organismes qui luttent contre l’insécurité alimentaire et possède une vaste expérience au sein de syndicats universitaires. Elle siège présentement sur le Conseil d’administration d’articule à titre de secrétaire.
Traduit de l’anglais par Lotfi Gouigah